(Se) raconter sa conversion
Paul-André Giguère
(ancien professeur à l'IP)
Les convertis racontent. Personne ne les en empêchera :
cela leur est une impérieuse nécessité. « Nous
ne pouvons pas ne pas publier ce que nous avons vu et entendu » (Ac
4,20). Encore faut-il qu'ils soient entendus. La manière dont ils
seront ou non reççus fera toute
la différence. Voilà pourquoi nous voulons proposer ici quelques réflexions
sur l'accueil des récits de conversion. D'une manière plus
juste, peut-être :
l'accueil des convertis dans leur récit. D'une manière plus
juste encore :
l'accueil des convertis dans leur acte de raconter.
Un besoin incoercible
Le converti a besoin de se raconter. Suivant sa personnalité, il criera
au monde : « Dieu existe, je l'ai rencontré » ou
il cherchera d'une manière pudique un confident. Ce n'est sûrement pas sans
raison qu'il y a, dans les Actes des apôtres, trois récits de la conversion
de Paul (9, 1-19; 22, 4-21; 26, 9-18). Les trois sont bien sûr l'ouvre de
Luc, mais il n'est pas anodin qu'il en ait placé deux, les deux derniers,
sur les lèvres de Paul lui-même. Paul y parle en « je » et
il raconte. Le premier récit a pour destinataires les chrétiens, c'est-à-dire
les lecteurs du Livre des Actes. Les deux autres aussi, bien sûr, mais dans
la trame narrative, ils s'adressent l'un aux adversaires de Paul, l'autre
à ses juges. Voilà bien, en effet, qui est dans la logique de la conversion
qu'elle doive se raconter, et à des publics différents.
Un chercheur qui sollicita des récits de conversion ne confie-t-il pas
: « Au début, l'analyste (i.e. le chercheur qui sollicite des
récits) croyait que le converti lui faisait une faveur en le recevant. D'avance,
il s'imaginait que le converti n'était pas enclin à parler de sa conversion,
et encore moins à un étranger. Il lui a suffi de la pratique pour constater
que le converti ne demande pas mieux que d'avoir une oreille attentive pour
l'écouter » [1] .
Se convertir dans le récit
Pourquoi ce besoin de (se) dire ? Même enthousiaste, le converti n'est pourtant
pas exhibitionniste. Ce qui le pousse à raconter appartient, pourrait-on
dire, à l'expérience même de la conversion. L'auditeur ou le lecteur qui
reste au premier niveau l'entend dire : « Il s'est passé
dans ma vie une transformation profonde : j'étais X, et puis il est
arrivé ceci ou cela, et voilà comment je suis devenu Y ». Le récit
se déroule dans un passé récent ou plus lointain et l'auditeur ou le lecteur
distrait se dit : Voici quelqu'un qui raconte ce qui lui est arrivé.
En réalité, le récit de conversion appartient au langage performatif, le
langage qui accomplit avec efficacité ce qu'il dit. Même quand il parle au
passé, le converti réalise et actualise sa conversion dans le présent de
son récit. Il se convertit, il continue de se convertir dans le récit. Voici
quelqu'un qui raconte ce qui lui arrive.
Le récit de conversion crée donc en partie une illusion. Il donne à entendre
qu'il commence dans un événement fondateur qui a renversé le cours de la
vie. Il suggère qu'on va faire voir comment ce qui était déjà là, en germe,
s'est déployé. En réalité, comme pratiquement tous les récits autobiographiques,
le récit de conversion commence par la fin. C'est cette fin qui détermine
et la sélection des matériaux, et le traitement de ces matériaux, et la séquence
dans laquelle ils sont disposés.
Voici un récit dans lequel le converti essaie de s'expliquer - et éventuellement
d'expliquer à d'autres - qui il cherche à devenir, et d'abord qui il est
et comment il est devenu qui il est. Au fond, le récit de conversion est
entièrement dans son terme et tout le reste n'est que commentaire. Qui suis-je ?
Je suis un converti. Cela veut dire : je suis un autre que le personnage
du début de mon récit. Et comment donc suis-je devenu autre ? Il n'est
sans doute pas indifférent que dans les Actes des apôtres, la parole qui
s'adresse à celui qui sera connu pour toujours sous le nom de Paul interpelle
ce dernier par le nom de ses origines, celui de sa toute première identité
qui est, selon ses propres mots, d'être « Hébreu, fils d'Hébreux » (Ph
3,5) : Saoul ! Saoul ! (dans les trois récits seulement et
dans la parole que lui adresse Ananias).
Mais si je suis devenu autre, qui est donc le véritable moi-même ?
Au nom de quelle fidélité ai-je été infidèle à qui
j'ai déjà été ? Comment
rendre acceptable que je sois devenu autre ? Que je sois devenu infidèle
à ma première cohérence ? Le converti le fera en noircissant
ce premier temps de sa vie, par exemple. En disant qu'il était errant.
Ou aveugle. Qu'un voile couvrait son visage ou ses yeux (2 Cor 3, 14-16 : C'est
seulement par la conversion au Seigneur que le voile tombe !).
Le récit peut
procéder à la manière des publicités : J'étais
toujours insatisfait. Maintenant que j'ai découvert xxx , tout est
changé !
Il peut encore procéder en
empruntant au langage canonique, au langage du groupe dans lequel la conversion
fait entrer. On dira : c'est Dieu, c'est l'Esprit Saint, c'est la grâce.
Y a-t-il meilleure manière de se rendre acceptable aux yeux de ceux
qui n'ont pas changé que d'attribuer le changement à Dieu,
en accentuant même au besoin
la résistance qu'on a pu opposer à son appel ? N'est-ce
pas très exactement
ce qui se passe dans les Actes, toujours, alors que Pierre raconte aux chrétiens
de Jérusalem au terme de quelle douloureuse conversion il en est venu à baptiser
Corneille, le centurion romain, sans lui imposer la circoncision (Ac
11, 1-18) ? Il ne peut apporter d'autre justification à son comportement
qu'une intervention divine bousculante à laquelle il a en vain cherché à
résister. On l'a d'ailleurs bien dit : « La conversion
est une expérience spirituelle qui se cherche une conceptualisation
théologique
adéquate. » [2]
Le récit de conversion ressemble ainsi à un tricot qui croise l'humain
et le divin. Le récit de conversion est un cas particulièrement intéressant
pour illustrer ce que Ricoeur a magnifiquement décrit en parlant de l'identité
narrative. Comme tous les récits autobiographiques, le récit de conversion
a pour thème l'identité personnelle.
Alors, à force de (se) raconter, le converti intègre le changement, entre
dans sa nouvelle identité, se familiarise avec son nouvel être. C'est par
le récit répété qu'il se familiarise avec une nouvelle cohérence. En le construisant,
en le réaménageant, il travaille à re-faire du sens. N'est-il pas entré dans
du non familier ? Serait-ce la raison pour laquelle l'observateur peut relater :
« Dès que je me suis mis à comparer les divers entretiens du même converti,
j'ai été frappé des divergences. (.) D'un entretien à l'autre, il arrivait
que non seulement l'interprétation différait (ce qui était prévisible), mais
que l'événement central lui-même différait et que la constitution de l'avant
et de l'après se trouvait forcément à varier » [3] .
En fait, si le narrateur se promène dans son récit et en élabore des versions
différentes, n'est-ce pas parce qu'il explore sa nouvelle identité ?
Être reçu dans son récit
Il y a besoin de dire et, d'une manière corrélative, besoin d'être entendu
et reçu. à qui le converti a-t-il besoin de rendre acceptable celui ou celle
qu'il est devenu, qu'il devient ? à lui-même d'abord, comme nous venons de
le voir. Mais aussi aux autres qui sont soit ceux qu'il a (intérieurement)
quittés, soit ceux qu'il a (intérieurement) rejoints. Les premiers peuvent
chercher à le retenir. Plus souvent, ils s'opposeront à lui, considérant
son changement comme une trahison. On se retrouve en pleine incompréhension
ou même en plein conflit. Selon le cas, le converti va chercher soit à s'expliquer,
soit à se justifier.
Ceux qu'il vient rejoindre peuvent au contraire se méfier (Ac 9, 26). Plus
souvent, ils se réjouiront. Face à ses nouveaux compagnons, le converti peut
donc rencontrer suspicion ou admiration. Selon le cas, il va chercher soit
à apprivoiser et convaincre, soit à nourrir l'enthousiasme en montrant qu'ils
ont bien raison de se réjouir et de l'accueillir. La conversion, en fait,
se cherche une reconnaissance, qui est parfois souvent rituelle (ex. baptême).
Le récit fonctionnerait dans certains cas comme un rite. Il serait comme
un rituel d'intégration.
Recevoir le récit, et le converti dans son récit
Tout récit autobiographique est confié précieusement au lecteur ou à l'auditeur.
En réalité, parce que le narrateur est également le personnage principal
de son récit, n'est-ce pas lui-même qu'il confie ? Il est impossible
de dissocier l'accueil du récit de l'accueil du récitant. Voilà pourquoi
la communauté, ou la personne qui reçoit le converti dans son récit a-t-elle
une responsabilité majeure. Le converti a besoin d'être entendu. Il a besoin
d'être accueilli. Plus : il n'a pas seulement besoin d'une oreille attentive.
Il a besoin d'un écho à son récit. « Le narrateur ou la narratrice tremble
encore plus que quiconque devant le silence qui suit son propre récit. (.)
Il est pourtant nécessaire de rompre l'isolement dans lequel le récit a placé
le narrateur. » [4]
Rompre l'isolement. C'est pour une part être accueilli dans une communion.
La communion de ceux qui se trouvent sur la ligne de crête du présent, entre
un passé inusité et un avenir incertain. « La conversion est d'abord
une parole réinterprétative et décisionnelle qui, dans sa forme, engage l'avenir » [5] .
Et il n'est pas bon de d'engager seul vers cet avenir, surtout sur des voies
non familières.
Mais rompre l'isolement, c'est pour une autre part risquer de soumettre
au regard d'autrui cette réinterprétation de sa vie et cette décision de
la réorienter. Cela implique que le lecteur ou l'auditeur ne sont pas passifs,
à la manière d'une pellicule photographique ou d'un magnétophone. Cela implique
que celui ou celle qui accueille le récit entre en dialogue vrai avec le
narrateur. C'est ce que Pineau appelle « le modèle dialogique, de coinvestissement »
où chacun est partenaire dans le service de l'explicitation de l'implicite.
Surtout lorsque celui ou celle qui reçoit le récit a de l'expérience, une
certaine sagesse, des connaissances, la rencontre constitue « une situation
heuristique exceptionnelle de communication et de confrontation entre ces
différents porteurs de sens, courants et savants, à condition de laisser
jouer les rapports d'échange selon leur dynamique intrinsèque et non selon
les règles empruntées »
[6] .
Faire aller plus loin
Recevoir le converti dans son récit, c'est sans doute l'accueillir sans
jugement, sans prétention de savoir mieux que lui son histoire, sans supériorité
en observateur froid et distant. C'est accorder une écoute bienveillante
et une attention prévenante et respectueuse.
Mais c'est également être vrai et savoir retourner l'écho que le récit
soulève en soi. Or cet écho peut avoir couleur de questions ou de malaises
et c'est un devoir que de les formuler avec délicatesse mais clarté. On peut
débusquer l'une ou l'autre des dérives possibles dans ce type de situations
comme la dérive narcissique, le désir d'auto-justification et de faire valoir,
le projet de se rassurer en contournant ou même en gommant tous les éléments
qui apporteraient de la contradiction. Même la sincérité du récit peut donner
le change et donner à son auteur comme à ses auditeurs l'illusion que la
personnes et son existence sont exactement comme on les raconte. L'auditeur
averti, même bienveillant, conserve une juste méfiance devant le trop vrai,
le trop beau. Le travail de sincérité est souvent piégé. Il faut alors avoir
l'art de trouver les mots pour dire avec tact : « Je perçois le
projet d'être soi, d'être vrai jusqu'au faux. Le vrai que l'on favorise se
change par là insensiblement sous la plume dans le vrai qui est fait pour
paraître vrai. Vérité et volonté de vérité forment ensemble un instable mélange
où fermente une contradiction et d'où ne manque jamais de sortir une production
falsifiée. Comment ne pas choisir le meilleur dans le vrai sur quoi l'on
opère ? Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher à faire plus
net, plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal que le modèle ?
En littérature, le vrai n'est pas concevable »
[7] .
Au risque du récit de conversion
La dialogue qui accompagne ou qui suit le récit de conversion n'est pas
réconfortant ou éprouvant seulement pour le converti. Il l'est aussi pour
celui ou celle qui reçoit le récit et le récitant. Un seul aspect retiendra
ici notre attention. Comment l'église se remettra-t-elle des récits de conversion
? N'introduisent-ils pas en effet dans la cohérence ecclésiale des éléments
troublants ? Par exemple, dans une église préoccupée d'adhésion conforme
à sa doctrine, les récits de conversion rappellent la primauté de l'expérience
spirituelle. Dans une église soucieuse d'unité jusqu'à une certaine homogénéité,
parfois, les récits de conversion rappellent le caractère éminemment singulier
de l'aventure spirituelle.
Dans une église qui s'appuie sur sa tradition, fondée sur d'incontournables
et lointains récits fondateurs, les récits de conversion introduisent la
dynamique subversive de ce que Pineau a appelé les « petits récits »,
chauds et vibrants, qui se posent désormais en concurrents des grands récits
et viennent inscrire une tension dans l'imaginaire des croyants. Ce qui entraîne
aussi un déplacement des figures d'autorité. Car l'auteur du récit n'est-il
pas la première autorité à la fois sur son histoire et sur son récit ? « Si
les petits récits montent, c'est que la prégnance des grands récits et récitants
baisse », et cette émergence « interroge peut-être plus le statut
du pouvoir pastoral lui-même que les auteurs ne le mentionnent » [8] .
Il convient de prendre cette intuition très au sérieux. L'irruption des
récits de conversion, tout comme des autres formes de récits autobiographiques,
est subversive dans l'église comme dans d'autres institutions. En effet,
« cette apparition de nouvelles paroles sur la vie (.) introduit des
sujets parlant. en contrebande des discours savants. Mais en plus ces sujets
parlant parlent d'eux-mêmes. Double malédiction pour les cultures dominantes.
Les histoires de vie font entrer dans le monde institué non seulement des
objets qui parlent mais aussi qui parlent d'eux-mêmes ! Et pas pour faire
de la littérature, du professionnel ou du disciplinaire. Mais pour chercher
à construire du sens à partir d'expériences vécues » [9].
On rejoint pas là les perspectives que dans son étude très originale de
la seconde conversion, André Gromolard présente à propos du « travail
de la parole » comme lieu d'affranchissement de la nécessaire institution
et, surtout, de l'accueil du récit comme donnant accès à « la liberté
d'expérimenter notre propre chemin personnel qui deviendra peu à peu notre
propre loi » [10] .
retour à la liste
des articles de la revue La vie spirituelle
[1] A. Billette,« Se raconter une histoire.
Pour une analyse révisée de la conversion« , dans Social
Compass 23/1 (1976) p.49, n.5.
[2] C.R. Agera,« Conversion to Christianity : A Study in
the Contemporary Indian Context », dans Mission 6/2
(1999) p.229.
[3] Billette, p.49-50.
[4] M. Chaput,« Le pouvoir transformateur
de l'histoire de vie. Questions et réflexions d'une praticienne »,
dans M. Chaput, P.-A. Giguère, A. Vidricaire (dir.) Le pouvoir transformateur
du récit de vie. Acteur, auteur et lecteur de sa vie, Paris, L'Harmattan
1999, p.110-111.
[5] Billette, p. 56.
[6] G. Pineau et J.-L. Legrand, Les histoires de vie, Paris, PUF
1993 (Coll. Que sais-je ? no 2760), p.102.
[7] Cité sans référence par Nicole Jeammet, « Je vais avoir cinquante
ans, il serait bien temps de me connaître » (Stendhal),
dans J.-F. Chiantaretto (dir.) écriture de soi et sincérité, Paris,
In Press éditions 1999, p.155-156.
[8] G. Pineau, Postface à G. Adler (dir.), Récits
de vie et pédagogie de groupe en formation pastorale, Paris, L'harmattan
1994, p.150-151.
[9] G. Pineau,« L'accompagnement comme
art des mouvements solidaires », dans G. Pineau (dir.) Accompagnements
et histoire de vie, Paris, L'Harmattan 1998, p.11.
[10] André Gromolard, La seconde conversion.
De la dépression religieuse à la liberté spirituelle, Paris, Desclée
de Brouwer 1998, p.135.